Les médias émergents

Pourquoi First Look Media pourrait rater son pari

Capture d'écran Matthew Woodson

De gauche à droite, de haut en bas : Glenn Greenwald, Edward Snowden, Pierre Omidyar et Laura Poitras. (Illustration : Matthew Woodson)

Début 2014, le fondateur d’eBay Pierre Omidyar lance le site The Intercept pour relayer les documents dévoilés par Edward Snowden sur la surveillance mondiale généralisée de la NSA. Vitrine du groupe de presse américain First Look Media, il permet de se placer en référence sur le terrain de l’investigation. Mais le manque de visibilité du groupe rend son avenir incertain. Avec son dernier projet Field of Vision, une plate-forme de diffusion de documentaires courts lancée fin septembre, First Look espère élargir son audience. 

Le 29 septembre 2015, la réalisatrice Laura Poitras annonçait au New York Film Festival le lancement de Field of Vision, avec la diffusion des trois premiers épisodes de la série Asylum, sur le créateur de Wikileaks, Julian Assange. La section du site The Intercept dédiée aux documentaires courts a été créée en collaboration avec le réalisateur A.J. Schnack et la productrice Charlotte Cook. Le but, publier 40 à 50 documentaires d’environ 9 minutes chaque année, sur des sujets en rapport avec la liberté et la surveillance.

Un an auparavant, celle qui fut l’un des premiers contacts d’Edward Snowden, la réalisatrice Laura Poitras, recevait le prix Pulitzer pour son rôle dans les révélations du lanceur d’alerte et l’Oscar du meilleur documentaire pour Citizenfour.

J’aime les documentaires longs, donc je ne pense pas que la forme ait besoin d’être réinventée, mais il y un changement dans la manière dont on consomme les médias. Je ne pense pas que l’on doive rester attaché à un seul format
— Laura Poitras au New York Film Festival.

Dans Field of Vision, la frontière est souvent poreuse entre journalisme et documentaire. Une volonté des trois créatrices qui voulaient se concentrer sur des sujets d’actualité avec un point de vue cinématographique, tout en insistant sur des aspects esthétiques. Ce nouveau format permet aux réalisateurs une diffusion plus rapide que permettent les médias en ligne. “J’aime les documentaires longs, donc je ne pense pas que la forme ait besoin d’être réinventée”, a déclaré Laura Poitras, lors d’une interview après le New York Film Festival. “Mais il y un changement dans la manière dont on consomme les médias. Je ne pense pas que l’on doive rester attaché à un seul format”. Un journalisme non conventionnel qui ne vise pas le grand public mais une communauté de personnes intéressées par ces sujets. Pour de nombreux journalistes, cette forme de documentaires est innovante, même si l’initiative reste tout de même une expérimentation.

The Intercept, la vitrine du groupe

Field of Vision vient compléter The Intercept. Les deux médias de First Look Media accordent une place de choix à un travail touffu et un souci de produire une journalisme de qualité. Tous deux sont dépourvus de pub, ne proposent aucun abonnement et ne font aucun bénéfice. Un positionnement caractéristique du groupe et rendu possible par les moyens colossaux de son propriétaire, l’entrepreneur franco-iranien Pierre Omidyar.

Lancé en février 2014, le magazine en ligne The Intercept est la première pierre à l’édifice de l’entreprise First Look Media, avec une prédominance de sujets liés à la sécurité nationale. Il sert alors à continuer le travail du Washington Post et du Guardian, la diffusion des documents restants sur le système de surveillance des États-Unis. Il était alors le plus opérationnel, car l’affaire trouve encore un écho et un public. Il se place comme alternatif par son contenu, engagé, intrépide et surtout militant. L’accent est mis sur le travail de fond. Mais c’est aussi la notoriété de ses plumes qui suscite l’intérêt des lecteurs. Glenn Greenwald, ancien avocat reconverti dans le “journalisme de combat” en est l’un des principaux acteurs et ambassadeurs. Il est l’homme qui a révélé l’affaire Snowden dans les colonnes du Guardian au printemps 2013. Dans le reste du casting, des journalistes sont issus de rédactions prestigieuses, comme Laura Poitras et Jeremy Scahill, journaliste d’investigation renommé qui collabore notamment avec The Nation. Sans compter des compétences en cryptographie, sécurité informatique ou encore du domaine de la loi au sein de l’équipe.

Ils n’ont pas de sources, ce n’est pas du journalisme
— Ken Silverstein, ancien journaliste à The Intercept

Le genre auquel il appartient est reconnu aux États-Unis, ce qui pourrait d’ores et déjà le placer en tant que média de référence. C’est à l’international que son travail est le plus salué. Mais c’est moins le cas outre-Atlantique, où le créneau est déjà pris et The Intercept ne fait pas l’unanimité. Il est même vivement critiqué. En partie à cause de son appartenance au groupe First Look Media dirigé par un personnage controversé, Pierre Omidyar, mais aussi parce qu’il soutient la cause d’Edward Snowden. Glenn Greenwald a acquis sa légitimité grâce à cette affaire.

Pour Ken Silverstein, ancien journaliste à The Intercept aujourd’hui indépendant, le média en ligne n’est pas à la hauteur du projet initial. Alors que le site se voulait en nouveau Huffington Post ou The Guardian, la figure de Glenn Greenwald a pris le dessus et les journalistes ne “se concentrent plus sur le fond”, selon lui.

La question des audiences reste cruciale. Pour le journaliste Ken Silverstein, The Intercept cherche à “nourrir la bête”, comme tout média en ligne se doit de le faire et les audiences ne sont pas au beau fixe, la faute à un contenu décevant.
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Pour Olivier Tesquet a contrario, l’audience n’est pas une priorité. The Intercept est un média de niche par la “force des choses”, mais aussi et surtout un journalisme “d’intérêt public”. Vitrine de First Look Media, The Intercept est attendu au tournant. Alors qu’il n’a pas encore un an d’existence, certains voient en lui un média qui s’essouffle déjà. Pour cause : il devient difficile de continuer de surfer sur l’affaire Snowden et d’alimenter la machine alors qu’il n’y a plus d’attente du public, plus la même focalisation médiatique pour lire les derniers documents. “La majeure partie étant déjà sortie, on entre sur des choses plus particulières et techniques”, selon le journaliste de Télérama.

Lancement avorté du site The Racket, le benjamin du groupe

C’est un épisode de plus dans la création tumultueuse de First Look Media. Le magazine en ligne, dont la ligne éditoriale se voulait satirique, n’a en réalité jamais vu le jour. The Racket, dirigé par Matt Taibbi qui avait notamment collaboré pour le magazine Rolling Stone, devait compléter The Intercept sur le terrain de l’investigation, en s’attardant en particulier sur l’actualité politique et financière. Une manière de diversifier l’offre du groupe First Look et d’aller au-delà de l’affaire Snowden.

Mais le départ de Matt Taibbi en octobre 2014 met fin au projet, sans qu’un seul article n’ait été publié. C’est l’intrusion de la direction du groupe dans le travail des journalistes et dans la gestion du site qui l’a poussé à démissionner. La promesse d’indépendance faite par Pierre Omidyar lors de la création du média n’a semble-t-il pas été tenue. Un mois après le départ de Matt Taibbi, Pierre Omidyar et son équipe décidaient finalement de mettre un terme définitif au projet The Racket, malgré les milliers de dollars investis et les journalistes déjà engagés.

Reported.ly, le futur de First Look ?

Si Field of Vision innove dans le documentaire, et que The Intercept ambitionne de s’inscrire durablement dans les médias d’investigation en traitant des sujets plus larges, le défi de First Look sera d’arriver à estomper l’étiquette de “médias des révélations de l’affaire Snowden”. Le discret Reportedly, cadet du groupe, pourrait être une des solutions pour réussir à pérenniser le projet. Lancé en 2014 avec Andy Carvin, ex-Monsieur social media de la radio de service publique américaine NPR, c’est un outil “hors-sol”. Ce site coïncide également avec les ambitions de départ – faire du journalisme généraliste, traitant de tout, du sport au divertissement – tout en se plaçant sur un créneau, le social media. Car First Look Media n’aura d’avenir que s’il parvient à sortir de sa zone de confort et à se défaire de la tutelle de Snowden.

Alice FimbelAnaïs Furtade et Maria Laforcade

>>> Omidyar, ses médias et ses milliards

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