Crise d’#AirFrance :  Itinéraire des photos chocs en 140 caractères
L'impact des réseaux sociaux

Crise d’#AirFrance : Itinéraire des photos chocs en 140 caractères

Plus d’un millier de tweets et retweets : c’est l’intérêt qu’a suscité la photo montrant la violence de la crise sociale à Air France. Coup de projecteur sur le circuit qu’emprunte un cliché « choc » sur Twitter.

TOPSEE

Sur le site TOPSY, on peut voir le pic soudain qu’a suscité le hashtag #AirFrance le 5 octobre mais également la rapidité de son désintérêt.

Lundi 5 octobre, il est 10h30. Le comité central d’entreprise d’Air France a démarré depuis 1h, au siège de Roissy : 2900 postes sont menacés. Inquiets, des dizaines de salariés envahissent la réunion. Des dirigeants sont bousculés.  Quelques minutes plus tard le responsable de l’activité long courrier sort. C’est Pierre Plissonnier. Il a la chemise en lambeau. Puis, le directeur des ressources humaines, Xavier Broseta est molesté. Plusieurs salariés l’agrippent et lui arrachent sa chemise. Sa fuite est immortalisée, entre autre, par les photos de Kenzo Tribouillard, photographe de l’AFP. Comme symbole de la crise d’Air France, elles feront le tour du monde, via les réseaux sociaux. Focus sur leurs itinéraires, en quelques tweets. 

Photos chocs et réactions en chaîne des médias

12h18 : Europe 1 est le premier média à publier la photo de Kenzo Tribouillard (AFP) sur Twitter. La photo est reprise d’un fil AFP et le contenu alimenté par Reuters. Les tweets les plus réactifs des médias sont très factuels. Leur contenu est alimenté par les agences de presse, Reuters et AFP. Sans oublier une règle chère aux réseaux sociaux : le scoop d’abord, l’approfondissement plus tard.

12h29 : Challenges suit Europe 1 de près, en publiant 10 minutes plus tard.

Nous ne publions jamais nos photos sur les réseaux sociaux avant nos clients, explique Grégoire Lemarchand, responsable des réseaux sociaux à l’AFP.

14h04 : L’AFP publie les photos de Kenzo Tribouillard sur son fil Twitter. « Nous sommes des grossistes de l’information » définit Grégoire Lemarchand, responsable des réseaux sociaux à l’AFP, joint par téléphone. « Nous n’avons pas de délai formel pour publier une photo, mais ce qui est certain, c’est que nous attendons toujours que les médias que nous fournissons les publient avant nous », explique-t-il. Kenzo Tribouillard raconte, plus tard, dans un « making-of » comment il en est venu à prendre ces photos-là et ce qu’il a vu le lundi 5 octobre, sur place. Un récit « coulisse de l’info » qui permet d’avoir, en plus des images, le contexte.

Je suis content que mon travail ait permis de se poser des questions, surtout sur une actualité aussi difficile

Contacté par téléphone, Kenzo Tribouillard donne son point de vue sur les répercussions qu’ont eu ses photos, sur le conflit social d’Air France.

 

16h48 : « Les Echos » commence à approfondir les éléments de l’affaire et tweet un article expliquant ce que « risquent les salariés concernés » à cause du « lynchage » des dirigeants d’Air France. Ce n’est donc qu’en fin de journée que tombent les analyses sur la violence que dénonce la photo.

Les politiques s’enflamment

13h54 : Olivier Besancenot réagit à l’affaire avec un tweet en faveur des salariés d’Air France. Il est le premier homme politique à leur manifester un soutien sur Tweeter.

14h13 : C’est d’abord les Echos, média axé sur l’économie, qui relaye la réaction de Manuel Valls. Le gouvernement commence à réagir.

14h24 : RTL relaye également la réaction du Premier ministre :  Manuel Valls se dit « scandalisé » par les violences à Air France.

16h25 :  Mélenchon manifeste à son tour son soutien aux salariés de l’entreprise.

19h37: Les Républicains publient un communiqué de presse pour dénoncer les violences commises à l’encontre des dirigeants d’Air France. Ce sont les premiers à réclamer des sanctions.

20h11 : François Fillon dénonce un lynchage « honteux et inadmissible »

La crise, via les tweets, révèlent les « deux camps » de l’affaire Air France : ceux qui prennent la défense des salariés, en dénonçant la « violence » symbolique d’une menace de suppression d’emplois et la détresse qui en découle. Et d’autre part ceux qui prennent la défense des responsables, en dénonçant la « violence » physique commise à l’encontre des dirigeants.

Réveil tardif des syndicats

23h07 : la CGT d’Air France ne tweete que pour dénoncer les violences commises sur les dirigeants de l’entreprise, sans manquer de l’expliquer par la détresse des salariés « qui subissent l’autre violence » : la violence sociale. Quant aux SNPL, le syndicat national des pilotes de ligne d’Air France, son dernier tweet remonte…. au 4 octobre. Contactés par téléphone et par les réseaux sociaux, la CGT et la SNPL ne se sont pas prononcés sur les raisons de ce « silence ». Tandis que les twittos, eux, n’ont pas manqués de critiquer les syndicats dans leurs messages en 140 caractères.

« Tomber la chemise » : quand les twittos se lâchent

« Saut en hauteur sans chemise », « le remake de la vachette », que ce soit avec l’images ou avec les mots, les twittos n’ont pas manqué de détourner la photo, souvent avec humour. Dans S’informer à l’ère numérique de Rémy Rieffel  et Josiane Jouët, une étude menée en 2010 sur l’usage des réseaux sociaux, permet d’affirmer que « de manière générale la consommations d’actualités en ligne favorise les échanges et les discussions sur les réseaux sociaux qui font fonction, en particulier chez les jeunes, à la fois d’outils de transfert et de production d’informations ».

Même si les détournements des twittos ne sont pas un « produit d’information », Twitter les fait entrer dans ce que les auteurs de l’ouvrage appellent « la démocratie d’expression » :

Si la « démocratie d’élection » semble depuis quelque temps s’être un peu érodée, la « démocratie d’expression » paraît en revanche se renforcer grâce notamment aux nouvelles formes de prises de parole et d’échanges sur le web et les réseaux sociaux.

 

@thelightcarrier, twittos aguerri et contacté via son compte est l’auteur d’un tweet comparant Xavier Broseta escaladant le grillage à une vachette de course landaise. Il affirme que les détournements sont spontanés :

C’est une image forte, assez inhabituelle, tout le monde la situe plus ou moins et sortie de son contexte elle peut être très drôle. Le détournement d’image, et si possible d’actualité est un grand classique donc c’est assez naturel de s’emparer de l’actualité et de la détourner.

Mais qui est Abdel ?

Tout commence par un tweet désormais effacé de Fouad ben Ahmed, décoré de la médaille d’or du courage en 2014 pour avoir maîtrisé un homme armé dans un cinéma. Abdel, agent de piste à Air France de 33 ans et syndicaliste, est devenu star de la twittosphère.

 Fouad Ben Ahmed :  Quand mon ami Abdel sort un dirigeant d’#AirFrance du Pétrin. En pull gris

En aidant le DRH à s’extirper de la foule en colère l’homme a suscité une pluie de Tweets et retweets élogieux.

C’est à la suite de ce « buzz » que les médias se sont intéressés à la personnalité de cet homme… Seuls Rue89 et l’Obs ont repris cet angle original, qui ne conserve qu’un lien lointain avec le fond de la crise à AirFrance. Pourtant, après que l’action d’Abdel a été relayée, des twittos se sont emparés du buzz pour démentir les accusations qui sévissent à l’encontre des syndicalistes du groupe Air France. Dans cet exemple, la photo sort de la twittosphère pour y revenir sous une autre forme, avec un message différent. La photo se déplace dans un circuit fermé entre twitter  et  les journaux, comme une balle que lance d’un camp à l’autre.

Après le buzz, le fond

A partir du 8 octobre, la photo cesse d’être relayée sur twitter, ce qui montre que sa viralité est souvent intense, mais brève. Le « média spectacle » laisse place au fond de l’affaire : les négociations phagocytent l’intérêt de la photo.

Six employés d’Air France ont été placés en garde à vue lundi 12 octobre après les violences commises lors du comité central d’entreprise (CCE) du 5 octobre. Au moins dix plaintes avaient été déposées au cours de la semaine, de la part de six vigiles, de trois cadres de l’entreprise et de la compagnie aérienne elle-même, pour « entrave au CCE » et « dégradations ».

La photo comme élément de preuve ?

En tout cas, des twittos se posent la question et s’indignent de la rapidité d’exécution des services de police.

Les photos diffusées par les médias, et particulièrement celles de Kenzo Tribouillard ont-elles permis d’identifier des personnes responsables des violences ? L’on sait que la Police aux frontières (PAF ) avait, juste après les incidents, collecté les photos prise sur place pour les besoins de l’enquête. Et selon FRANCE 24 : “Selon des sources judiciaires, ces hommes ont été identifiés grâce aux images vidéo des incidents.”

Eric Macé, sociologue et spécialiste des médias

Eric Macé, sociologue et spécialiste des médias


3 questions à Eric Macé, sociologue et spécialiste des médias

Comment expliquer que la photo du DRH d’Air France se soit autant propagée sur Twitter ?

Des photos de manifestations on en a vu mille fois, des photos de comité d’entreprise on en a vu mille fois, des photos d’affrontements violents on en a vu mille fois. Mais des photos d’affrontements violents dans le comité d’une entreprise aussi sérieuse qu’Air France, on n’avait jamais vu ça. C’est une forme de violence au plus haut niveau dans l’une des plus grosses entreprises de France et qui offre des images complétement décalées par rapport à sa réputation. Ce qui est nouveau permet à une image de ressortir de la marée d’images dont nous sommes aujourd’hui inondés, particulièrement sur les réseaux sociaux.

Donc c’est la nouveauté de l’image qui ferait sa viralité ?

Non, car il ne suffit pas que l’image soit nouvelle. Il faut qu’elle fasse appel à des cadres interprétatifs qui sont déjà là et qui cherchent des illustrations, qui cristallisent des a priori. C’est aussi le danger de Twitter. Ce n’est pas l’émotion qui fait la viralité d’une photo. C’est les cadres d’interprétation qu’elle vient cristalliser. C’est pour cela que n’importe quel « fake » sur Twitter peut être pris au sérieux et se propager rapidement. Dans l’affaire Air France, ce sont ces cadres d’interprétation qui ont créé ces deux camps : ceux qui ont dit « pour une fois que les dirigeants licencieurs se rendent compte de la violence des relations sociales ! Et puis les autres qui ont affirmé « regardez où en est la dégradation du dialogue social aujourd’hui ! Il n’y a quasiment plus de capacité de négociation syndicale ! »

Sa propagation sur Twitter a-t-elle impacté sur les décisions politiques, sociales et judiciaires concernant l’affaire Air France ?

Twitter, ce n’est personne. Ce n’est même pas l’opinion publique. C’est l’opinion des Twittos. Il ne faut pas surestimer son pouvoir. Un réseau social qui n’a pas derrière lui des forces politiques, sociales ou culturelles ne sert à rien. Même si les politiques ont un compte Twitter, cela ne fait que partie du « packaging communication » mais ce n’est pas un terrain de prise de décisions politiques. En revanche, cette photo, en cristallisant le blocage de l’affaire Air France, a mis la pression sur le syndicat des pilotes qui bloquait les négociations. Grâce à cette photo le gouvernement a pu dire : « il faut prendre une décision maintenant. Il faut agir, car tout cela va trop loin ».

Anissa Harraou et Sonia Hamdi

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