Les nouveaux propriétaires des médias

Media One : la création d’un empire

Il s’appellent Pigasse, Niel ou encore Bolloré. Ces noms ? Vous les connaissez bien. Ils sont à la tête des plus grandes entreprises de France. Mais entre les groupes Bouygues Télécom, Free ou Vivendi, se cachent des entreprises de presse. Voilà le nouveau créneau, bien moins lucratif mais tout aussi influent, de ces hommes d’affaires qui se placent aujourd’hui comme des magnats de la presse. Retour sur ces acquisitions, qui n’en finissent pas.

300 à 500 millions. Voici la dotation du fond d’investissement bientôt coté en bourse : Media One. Acheter des médias sera sa vocation. Derrière cette opération se trouve un trio :  le patron de Free, Xavier Niel, le banquier Matthieu Pigasse et le producteur audivisuel, Pierre-Antoine Capton.

De grosses fortunes sont à la tête de nombreux médias. A l’instar de Patrick Drahi, troisième fortune de France qui possède désormais Libération, L’Express et Next Radio TV. La récente acquisition du Parisien/Aujourd’hui en France par le groupe LVMH confirme l’attrait des riches hommes d’affaires pour la presse en crise. Pour Roger Zabel, créateur du service des sports de Canal +, « tout cela participe à des fantasmes de grands capitaines d’industrie. »

Aujourd’hui si tu n’as pas tes journaux ou ta télé à 60 ans tu as raté ta vie.

Odile Benyahia Kouider, grand reporter à l’Obs, elle, plaide l’influence : « Ils souhaitent avoir de l’influence et se protéger de ce que l’on pourrait écrire sur eux. » (Cf : 3 questions à OBK).

Avec Media One la transaction s’inverse. On trouve les fonds avant de choisir le média à racheter. Dans les mois prochains tout laisse donc penser à de nouvelles acquisitions. La presse écrite étant déjà presque en totalité aux mains de grands groupes, les chaînes de radio et de télévision ont de plus en plus de chance d’être visées.

Pour Francis Morel, PDG du groupe Les Echos (LVMH), investir dans les médias est une bonne chose pour la santé économique d’un titre de presse.« Le problème c’est que quand vous avez des salariés qui sont propriétaires c’est très bien mais le jour ou parce qu’il y a une crise économique ou parce qu’il y a une mutation du métier, il n’y a personne pour investir ».

C’est là où on s’aperçoit qu’un actionnaire est indispensable.

(interview dans l’instant M de France Inter. Presse : pourquoi les papivores sont de retour ?)

INFLUENCE ET CENSURE

La censure par Canal +, chaîne récemment acquise par Vincent Bolloré, d’un documentaire datant du 8 octobre sur les soupçons d’évasion fiscale pratiquée par une filiale du Crédit mutuel (banque partenaire de Bolloré) a fait grand bruit. Elle a touché du doigt les problèmes internes liés au pouvoir des patrons sur leurs médias. Malgré tout, au sein même de la chaîne, divers programmes en parlent. Le zapping a consacré la part belle au dit documentaire finalement diffusé sur France 3.

Pour Roger Zabel « certains respectent une forme de liberté de ton comme les propriétaires des rédactions du Monde et de Libération. A l’inverse Canal+ vient de subir un tsunami. Bolloré intervient directement dans les contenus de sa chaîne, place sa cour à tous les postes clé y compris aux sports, l’un des fleuron de la chaîne cryptée. »

REGROUPEMENT DES REDACTIONS

L’Express et Libération appartiennent au même groupe et partageront bientôt les mêmes locaux. Les Echos et Le Parisien/Aujourd’hui en France font également partie de la même famille, etc… Et Roger Zabel de conclure : « Si ces regroupements sont destinés à rationaliser les dépenses de fonctionnement et dès lors que chaque rédaction garde son autonomie, pourquoi pas ? Mais gare à la tentation d’établir des passerelles qui n’auraient d’autre but que de  faire passer des idées et donc de formater les rédactions. »

Avant même sa création, les trois investisseurs de Media One ont l’ambition de s’emparer de médias convoités, pour qui sait un jour concurrencer les géants allemands Bertelsmann ou Springer.  

Bonus de fin

Le décryptage de Jean-Marie Charon, sociologue des médias. « Toutes ces grosses fortunes n’ont peut-être pas les mêmes motivations. Il faut distinguer ceux dont le coeur d’activité est dans l’Internet / télécommunications et les autres.

Je ne suis pas sûr que Niel, Drahi ou Bezos aient une idée très claire de ce qu’ils feront avec des médias d’information, mais intuitivement ils imaginent bien qu’un lien existe ou existera entre leur activité de base qu’est le trafic de données et les contenus, l’information. Il faut remarquer ici que Google, Facebook, voire Orange, modifient leurs rapports aux médias d’informations, recherchant différentes formes de partenariats, éventuellement avec partage de ressources.
jean marie charon
Il ne faut pas caricaturer ce rôle d’influence qui n’est pas forcément direct, comme de tenir la plume des journalistes ou programmateurs.

Pour les Arnault, Bouygues, Bolloré ou Dassault, on est davantage dans le rapport ancien des industriels, grosses fortunes et les médias, source d’influence, vis à vis du public, des gouvernements, voire des autres acteurs industriels.
Mais il y a toute la question de l’autocensure des rédactions, vis-à-vis des secteurs où leurs investisseurs sont présents. C’est vrai que cela ne rapporte pas beaucoup, mais moyennant de bons choix de managers et une gestion avisée, cela ne coûte pas plus cher. Exemple : le groupe Figaro pour Dassault ou Les Echos pour Arnault.

La période est aussi propice à ces rachats, tant les valeurs des médias, au moins des groupes de presse se déprécient et les prix baissent. Par exemple, les prix de L’Obs ou de l’Express ».

 

3-mediaone

questions à Odile Benyahia-Kouider

Journaliste à L’Obs et auteur d’Un si petit Monde publiée en 2011 concernant la prise de contrôle de Pigasse / Bergé / Niel du journal Le Monde. Elle a également réalisé de nombreux portraits d’hommes d’affaires tels que Martin Bouygues ou Serge Dassault.

odile

1) Pourquoi de grands hommes d’affaires rachètent-ils des médias alors que ce n’est pas forcément rentable ?

Pour avoir de l’influence et se protéger de ce que l’on pourrait écrire sur eux. Le premier à avoir inventé ce système est Alain Minc, qui a présidé durant de longues années, la société des lecteurs du Monde, et se trouvait ainsi au coeur du quotidien le plus influent de France.

2) Est-ce une bonne chose de regrouper plusieurs rédactions au sein d’un même pôle (exemple : Libération et L’Express) ?

Cela n’a jamais permis de créer de synergies rédactionnelles, mais les actionnaires peuvent espérer faire des gains avec les services communs (achats de papier, informatique, services généraux, documentation commune). Pour les rédaction c’est plus compliqué car depuis que les quotidiens se sont mis à faire des pages magazine, ils sont en concurrence aussi bien avec les autres quotidiens qu’avec les hebdos pour les sujets de une.

3) Le rachat par tel ou tel homme d’affaires change-t-il réellement le quotidien des journalistes ?

Oui évidemment. Que faire lorsqu’il faut traiter d’un sujet qui interfère dans le secteur de votre actionnaire ? Que faire quand on a une info concernant à un actionnaire qui mérite d’être porté à la connaissance du public ? Plus que la censure bête et méchante à la Bolloré, ce qui guette plus insidieusement les rédactions c’est l’autocensure. On finit par s’habituer et à trouver cela finalement « normal » puisque quasiment plus aucun journal n’est totalement indépendant et que la crise économique de la France, doublé de la crise de la presse rend fatalement les journalistes, qui sont légitimement inquiets pour leur avenir, plus dociles.

Sophia BRIGANTI & Mélanie DELAUNAY

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