Il est partout. Il s’affiche à la Une des journaux français et internationaux dès qu’il réalise son activité favorite: acheter. Que ce soit dans le rachat de télécoms, de chaînes de télévision ou des journaux. Sa zone d’activité est immense: Etats-Unis, Europe et Israël. Le discret PDG est désormais à la tête d’un empire médiatique, Altice Media Group, filiale d’Altice. Son nom se rajoute désormais au côté de celui de Niel, Pinault, Dassault, eux aussi patrons de presse. Cette course à l’influence ne passe pas inaperçue en France et inquiète au sein des rédactions de son groupe.
Son investissement dans la presse a débuté durant un entretien organisé avec une journaliste de Libération, comme il le raconte lors de son audition au Commission des affaires économiques le 27 mai 2015:
Celle-ci m’a fait remarquer que j’allais dépenser 14 milliards pour racheter SFR et que Libération n’avait besoin que de 14 millions pour être sauvé. Il s’agissait d’investir l’équivalent d’un pour mille de l’argent que j’ai payé pour SFR, tout en étant conscient des difficultés qu’endure la presse écrite.
La suite ? Le patron de Numéricable aide Bruno Ledoux à recapitaliser le journal à hauteur de 18 millions d’euros, dont 14 millions apportés par lui-même. En contrepartie, 90 sur 250 salariés ont dû partir. Avec 30% de journalistes en moins, le journal, s’est reconstruit autour d’une nouvelle organisation avec Laurent Joffrin, qui a présenté en mai 2015 son nouveau format.
Une convergence entre les télécoms et l’information
Quel intérêt pour un capitaine des télécoms de devenir l’un des patrons de l’information en France ? D’après Fabienne Schmitt (chef adjointe du service High Teck des Echos) :
Cet été le rachat de Nextradiotv était une opportunité. Il suit le même modèle que John Malone avec Liberty Global. Mais son ambition est plus large, il souhaite des actifs télévisuels : soit à la télévision, soit dans des sociétés de production.
Sa stratégie est identique quelque soit le pays où il est implanté (Israël, Portugal, Etats-Unis, République Dominicaine). L’association entre canaux et contenus est pour Patrick Drahi primordiale.
Pour fidéliser ses abonnés au câble, il veut proposer de plus en plus de services et de contenus. Ce qui explique le rachat de Ma Chaine Sport, et sa volonté d’investir également dans la diffusion du sport à la télévision.
Comme le montre ses récentes acquisitions, il veut contrôler au maximum son groupe. Ça relève de l’obsession. Il préfère racheter une entreprise, plutôt que de signer des partenariats. Ne pas tout contrôler l’insupporte. Preuve en est : le bouquet Canal + proposé par Numéricable, peut coûter jusqu’à 40 euros par mois. Furieux de ne toucher que 2 euros, Patrick Drahi trouve le partenariat déséquilibré.
L’entrée de Drahi dans le monde de la presse part également d’un constat : il est plus facile de parler aux pouvoirs publics en tant que patron d’un titre de presse. Critiqué par le gouvernement à cause de son statut de résident suisse, le Magna des télécoms peut désormais se vanter d’avoir “sauvé” Libération, au bord du gouffre, en le rachetant. Ancien polytechnicien, il se spécialise dans le rachat de boîtes moribondes et les rentabilise par des méthodes dures. En 2008, il achète le cablo-opérateur Noos et licencie 60% des effectifs. Aujourd’hui les craintes sont partagées par la rédaction de l’Express.
Modus operandi dans les médias
Avant le rachat de Libération, Patrick Drahi était totalement extérieur à l’activité de presse. Il entend amener un regard nouveau. Un journaliste* de l’Express, hebdomadaire dont il est devenu l’actionnaire en janvier 2015 , raconte comment la rédaction a vécu cette arrivée :
Plutôt bien dans un premier temps. C’est un actionnaire très actif dans le câble, le mobile, à la tête de plusieurs entreprises en pleine expansion. Cependant quand on a commencé à regarder de plus près le modèle de développement, assis essentiellement sur de la dette… Il nous semblait que c’était un montage fragile, surtout si les taux d’intérêts venaient à augmenter à nouveau.
Des inquiétudes qui se sont traduites par l’adoption d’une motion de méfiance à l’encontre de l’actionnaire du groupe et du directeur des rédactions, Christophe Barbier, afin de protester contre un plan social qui vise à l’heure qu’il est 125 salariés. D’après notre source, cette motion est le résultat de deux choses : du nouveau plan de départ, après celui de 2013, et de la disparition pure et simple des services qui seront externalisés, comme la comptabilité et les services de support.
Pour de nombreux salaries, la direction tient un discours qui ne semble pas crédible à une majorité de salariés. En interne nous disons que nous serons le “Libération des hebdos”.
L’amaigrissement des effectifs prévoit notamment la fin du service de documentation. Ce service qui recense l’essentiel de ce qui est écrit dans la presse française et internationale est primordial pour le travail journalistique. Avant de débuter une quelconque enquête, les journalistes s’appuient sur un service de documentation performant: voir ce qui a été écrit et fait sur un sujet, afin de trouver un angle différent et ne pas se répéter. Alors que la volonté du nouvel actionnaire est de créer un journal de qualité et “haut de gamme”, détruire un service comme celui-ci envoie un signal contraire aux yeux des salariés.
Pour Fabienne Schmitt, l’aventure de Patrick Drahi dans les médias n’est qu’un début :
Il faudra voir d’ici quelques années, il va surement y avoir une synergie des différentes rédactions que détient Altice Media Group, mais de quelle sorte ? Est-ce que l’âme de l’Express sera brisée ?
Pour l’instant l’investissement dans la presse écrite ne représente qu’une infime partie de ses nombreux investissements. Connaissant moins bien la presse écrite, le risque d’échec est plus important que son domaine d’origine : les télécoms.
*Le journaliste souhaite rester anonyme
Texte : Garo Kevorkian
Infographies : Valentin Pasquier