Ils traînent encore en fin de page, sous la forme de quelques lignes éparses ou d’une masse de signes. A l’heure du Web 2.0 et des réseaux sociaux, les commentaires en ligne sont toujours présents dans les sites d’actualité, mais pour combien de temps ? Depuis trois ans, des mastodontes américains de l’info suppriment leur section commentaires, alors que de nouveaux médias branchés n’ont jamais pensé à en créer une. Aujourd’hui, de nombreux sites français d’actualité ne savent plus que faire de ce flux de contributions des lecteurs, où la quantité l’emporte souvent sur la qualité et l’intox sur l’info. C’est au tour des journalistes d’y aller de leur petit commentaire sur le sujet…
Nous remplaçons les commentaires par quelque chose de mieux.
C’est ce qu’annonce Derek Mead, rédacteur en chef du site Motherboard, le 5 octobre 2015, huit ans après sa création. Motherboard est en fait la section « culture et technologie » du site d’actualité branché Vice. Que propose Derek, à la tête d’une équipe qui publie des articles sur des robots, l’exploration spatiale, les drones et tous les algorithmes qui vont avec ? De réagir aux articles en envoyant un e-mail à une adresse spéciale, qui donnera lieu à la publication des meilleurs courriels une fois par semaine. Autrement dit… un courrier des lecteurs.
Si ce geek et son équipe ont décidé de réinventer l’eau chaude, c’est parce qu’il a fini par trouver « vain » ce flot de commentaires en tout genre, où surnageaient péniblement quelques contributions utiles et pertinentes. « Au lieu d’enterrer le débat dans la section des commentaires, nous voulons en publier le meilleur afin que tout le monde puisse le voir ». Il conclue son annonce d’un ton légèrement narquois, à l’intention de ceux qui trouveraient le procédé rudimentaire : « Après tout, on est sur Internet, et nous sommes tous disponibles par Twitter, Facebook e-mail, divers programmes de chat crypté, LinkedIn, par courrier papier et par drone messager. Je pourrais même vous téléphoner si vous le souhaitez ».
Obsolescence programmée
En l’an 2015, force est de constater que la section commentaires semble obsolète face aux réseaux sociaux, dont la fréquentation et les possibilités de partage de contenu ont laissé loin derrière eux cette façon rustique de lâcher un avis en fin de page, derrière un pseudonyme qui vous noie dans la masse. Il semble bien loin, le temps où l’on se réjouissait de cette nouvelle possibilité de journalisme participatif, qui allait abolir la barrière entre le journaliste et son lecteur ! Il a fallu modérer, juguler et encadrer les avis des lecteurs, y compris de deux qui n’avaient pas lu l’article. Le volume de commentaires est parfois tel que certains sites ont fini par sous-traiter la modération. Concileo est le leader français du secteur, en scrutant les commentaires de sites aussi variés que ceux du Figaro, du Parisien ou de Libération, mais aussi ceux de TF1, RTL ou L’Équipe. Une trentaine de personnes y sont payées à lire les commentaires avant et après leur publication. Un travail d’écrémage usant et fastidieux, alors que les programmes de modération automatique n’en sont encore qu’à leurs balbutiements, comme le logiciel d’analyse sémantique Julia qui passe au crible les 100 000 commentaires par jour publiés sur le site.
Vox Populi, Vox pourrie ?
Les journalistes entretiennent également une relation compliquée avec ces réactions qui viennent se greffer directement sur leur production et qui peuvent rapidement devenir des attaques personnelles. En septembre, la chroniqueuse féministe du Guardian Jessica Valenti a présenté un plaidoyer pour la fin des commentaires en ligne.
Selon elle, lire les commentaires reviendrait pour un journaliste à « se soumettre volontairement aux attaques de personnes que tu n’as jamais rencontrées et que tu espères ne jamais avoir à le faire. Surtout en étant une femme ». « La section commentaires donne l’impression que tous les avis se valent, alors que ce n’est pas le cas ».
A l’inverse, quand un journaliste de The Atlantic a remporté un National Magazine Award en 2013 pour un article sur les conséquences politiques de la couleur de peau de Barack Obama , il a spontanément remercié ses commentateurs sans qui rien n’aurait été possible, en particulier ceux qui lui ont recommandé des livres et essais pour élargir et affiner sa réflexion. Certains journalistes sont donc plus sereins que leurs collègues face à l’idée que leur tribune ne deviendrait qu’un commentaire parmi d’autres.
C’est particulièrement vrai dans les sections « Opinion » des sites d’actualité et dans l’exercice du journalisme d’idées, où la mise en concurrence du journaliste et de ses lecteurs peut être féroce. Le journaliste peut se reposer sur son expertise et son travail d’investigation pour valoriser ses reportages et enquêtes, mais peut difficilement affirmer que son avis sur un sujet polémique est le seul qui vaille.
Trois questions à Xavier de La Porte, rédacteur en chef du site Rue89.
Est-ce que la possibilité de supprimer la section des commentaires a déjà été évoquée à Rue89 ?
Non, jamais, parce que ça fait partie de l’identité du site, depuis le début. La suppression serait inenvisageable. En revanche, se demander quoi en faire, pour que ce soit un espace qui serait plus intéressant, plus fertile, ça oui ! Tous les sites d’information se posent ces questions là. C’est un espace compliqué à gérer au quotidien, on n’externalise pas la modération, donc on le fait nous-même et on n’est pas très nombreux. C’est un message qui est compliqué à interpréter : les commentaires devaient un lieu de co-construction de l’information entre les journalistes et leurs lecteurs et c’est finalement assez peu ça. Cela peut être un espace avec des questions intéressantes, qui peuvent donner lieu à d’autres papiers, qui peuvent remettre en cause de manière argumentée des articles, qui corrigent l’information ou en corrigent une autre, mais c’est globalement peu le cas. C’est surtout un espace de discussion, qui transforme l’article en sujet de discussion, une discussion qui peut s’éloigner du sujet ou donner lieur à des blagues, des invectives… Est-ce qu’il y a vraiment un intérêt à ce que cette discussion se fasse là, juste sous l’article ? C’est la question que tout le monde se pose, chacun la résout à sa manière.
Sur votre site, les internautes peuvent intégrer directement des photos et des vidéos. Un embryon de réseau social ?
La conclusion à laquelle on peut arriver maintenant et déjà depuis longtemps sur le fil de commentaires, c’est que ce n’est pas un lieu de co-construction de l’information ou dans les marges, mais que c’est un forum. C’est un ensemble de gens qui se connaissent, qui se répondent les uns aux autres… Pour les riverains [inscrits sur le site et membres de la communauté] de Rue89, je dirais que les trois quarts de la discussion consistent à engueuler un tel, féliciter un autre, mettre en valeur tel commentaire… C’est un réseau social !
Est-ce qu’il y a aujourd’hui des désillusions par rapport à un idéal du journalisme participatif que les commentaires étaient censés promouvoir ?
Très clairement, c’est la fin d’une utopie. De l’utopie de la co-construction, même si cela reste très intéressant de faire appel aux témoignages de nos riverains, et que la relation avec nos lecteurs a changé. C’est l’idée de la relation commune qui est compliquée : on est payés pour ça, on a des méthodes, une crédibilité… La relation avec les lecteurs est inégale. Le commentaire a le mérite de nous mettre face à nous-mêmes, de manière violente, désagréable souvent et pas toujours de manière très constructive, mais face à la réception de notre travail. Cela nous montre à quel point des gens ont à la fois une grande appétence pour l’information et en même temps sont très soupçonneux. Les commentaires sont aussi pour nous une forme de surmoi, de lieu qui nous montre à quel point les gens n’ont a priori pas confiance. Le commentateur reste un type de lecteur particulier, car il est toujours présent sur le site mais déteste son contenu : il y a une relation d’amour-haine qui est assez compliquée à comprendre !
Quentin Fruchard